Alexandre Ananoff, l'Astronaute qui se mit au service de Hergé
Avant de lancer ses personnages vers la Lune, Hergé s'est comme à l'accoutumée procuré toute une documentation spécifique et a même suspendu son projet durant quelques années, tant qu'il ne fut pas convaincu par la vraisemblance du récit. Un livre découvert sur le tard figure parmi ceux qui ont le plus enthousiasmé et servi le dessinateur : L'Astronautique, d'Alexandre Ananoff, un pionnier du voyage spatial en France.
S'il est aujourd'hui peu connu du grand public, Alexandre Ananoff était pourtant incontournable à la fin des années 40 en France lorsqu'il s'agissait de parler de navigation interplanétaire. Né en 1910 en Géorgie, installé à Paris depuis 1921, il s'était passionné pour l'astronomie à l'adolescence et avait découvert par hasard en 1927 un texte sur les fusées écrit par le savant russe Constantin Tsiolkovski. Le jeune homme s'était alors totalement passionné pour le sujet, commençant dès 1928 à se constituer une documentation technique extraordinaire, entamant une correspondance avec tous les spécialistes du domaine à travers le monde, donnant sa première conférence en 1929 devant un public stupéfait, publiant les actes de ces conférences à partir de 1933, rédigeant son premier article dans la presse en 1934, constituant son premier groupe de militants pour l'astronautique et réalisant sa première exposition thématique en 1937 ; il s'agissait de convaincre par tous les moyens le grand public et les pouvoirs publics de l'intérêt d'entamer de réelles recherches sur les fusées.

Après la Seconde Guerre mondiale, « l'Astronaute » - comme il se qualifiait lui-même - avait repris de plus belle ses activités de promotion de l'astronautique. Ses initiatives n'étaient pas toutes couronnées de succès, à l'image de la tentative d'éditer en 1946 une revue spécialisée, L'Astronef (suspendue après seulement 4 numéros), tandis que les railleries à son égard continuaient, notamment du fait qu'il était autodidacte. Néanmoins, le « professeur » - comme les journalistes se plaisaient à l'appeler - était devenu le spécialiste qu'ils interrogeaient systématiquement pour commenter toutes les avancées technologiques du domaine : les fusées V2, le radar, la bombe atomique... En juin 1947, il se vit ainsi proposer par les éditions Fayard d'écrire pour leur collection « Savoirs » un livre conséquent sur l'astronautique (500 pages). Deux ans furent nécessaires pour sa conception et sa sortie eut lieu en mars 1950, 6 mois avant l'une des réalisations majeures de la carrière astronautique d'Alexandre Ananoff : l'organisation à Paris du premier Congrès International d'Astronautique. L'ouvrage fut alors unanimement salué comme une référence en la matière.

Quand paraît L'Astronautique, l'épisode On a marché sur la Lune est sur le point de démarrer (les premières planches apparaîtront dans le journal Tintin le 30 mars). Lorsque Hergé découvre le livre d'Ananoff, il est totalement conquis. Surtout, il est particulièrement intéressé par une illustration présentant la cabine de pilotage détaillée d'un astronef. Il écrit alors au spécialiste français, par le biais de son éditeur, pour lui demander de l'aide : « Comme tous ceux qui s'intéressent à l'évolution scientifique, j'ai lu votre livre : L'Astronautique avec le plus vif intérêt. J'y ai découvert, notamment, des renseignements précieux sur la possibilité des voyages interplanétaires, et, en pages 264 et 265, un dessin, représentant l'intérieur du poste de pilotage d'un astronef, que M. Jan Loup a exécuté sous votre direction. Ce dessin me sera une précieuse source de documentation au cours du récit en images que je compte entreprendre. Mais il montre une quantité d'appareils dont j'ignore, je l'avoue, la raison d'être. C'est pourquoi je me suis permis de prendre un calque et de vous l'envoyer, afin que vous ayez la gentillesse d'indiquer, en regard de chaque numéro, le nom et la fonction de ces instruments de bord » (courrier du 18 avril 1950, aujourd'hui conservé au musée de l'Air et de l'Espace de Paris-Le Bourget).

Le spécialiste ne se fera pas prier pour lui répondre, ravi de voir un auteur de bande dessinée faire preuve de « toute la rigueur qui s'impose » pour permettre à ses lecteurs de connaître « les bases essentielles d'une science nouvelle ». Hergé le remerciera doublement : d'abord dans un chaleureux courrier daté du 8 mai 1950 (également conservé au Bourget) puis en dessinant un exemplaire de L'Astronautique au premier plan de la couverture du journal Tintin qui paraît 3 jours plus tard (dans la scène similaire de l'album Objectif Lune de 1954, on ne retrouvera plus ce détail).

Par la suite, Hergé n'hésitera pas à faire de nouveau appel à Ananoff pour valider certains éléments techniques de son histoire. Il ira même jusqu'à lui rendre visite à Paris en février 1952 pour lui montrer la maquette détaillée de l'intérieur de sa fusée lunaire qu'il a faite réaliser par Arthur Vannoeyen, afin de permettre à ses collaborateurs (Bob de Moor en particulier) de dessiner les décors les plus réalistes possibles et sous des angles divers. « Je me souviens de son passage un soir à la maison, se souvient le fils d'Alexandre Ananoff, Claude (né en 1939). C'est vrai que la fusée d'Hergé ne correspondait pas du tout à ce que mon père concevait. (...) Hergé était un homme très sympathique. La forme de la fusée, il l'a faite pour que ça plaise aux enfants, sans tenir compte des réalités. Il fallait probablement qu'il fasse quelque chose de joli et d'un petit peu rigolo évidemment. »

Dans la dernière lettre qu'il enverra à l'Astronaute le 28 avril 1953, Hergé le remerciera à nouveau pour sa complaisance et sa précision. « J'espère maintenant ne plus avoir à vous mettre à contribution, ajoutera-t-il. Vous n'avez consacré que trop de temps à aider un téméraire dessinateur à atteindre son but : la Lune ! ». Sur l'album qu'il lui dédicacera le 28 octobre suivant, il écrira : « A Monsieur Alexandre Ananoff, qui a guidé mes pas sur la Lune, en lui demandant d'être indulgent si j'ai souvent buté en chemin. »

Plus tard, interrogé sur les aspects visionnaires de sa bande dessinée (achevée 15 ans avant le véritable premier pas sur la Lune), Hergé répondra modestement : « En fait de précurseur, il y a eu un certain Jules Verne. Moi je n'ai fait que romancer des bouquins qui existaient déjà, en particulier L'Astronautique d'Alexandre Ananoff ».

Quelques ouvrages qui ont également inspiré Hergé pour les aventures de Tintin sur la Lune.

Notre amie la Lune de Pierre Rousseau (1943), L'homme parmi les étoiles de Bernard Heuvelmans (1944), Entre Terre et ciel de Auguste Piccard (1946), La conquête de l'espace de Willy Ley et Chesley Bonestell (1949)
Pierre-François Mouriaux a co-écrit avec le docteur Philippe Varnoteaux une biographie complète sur Alexandre Ananoff, publiée en mars 2013 aux éditions Ed2A : Alexandre Ananoff, l'Astronaute méconnu.

Pierre-François Mouriaux, président de l'association Histoires d'espace.