"Notre démarche de promotion de l'oeuvre d'Hergé"
Robert Vangénéberg, administrateur de la Fondation Hergé et de Tintinimaginatio, s’est récemment prêté au jeu des questions-réponses dans le cadre d’une interview accordée à tintin.com. Un entretien qui lève le voile sur la valorisation et l’avenir du patrimoine pictural d’Hergé.
La Fondation Hergé, Tintinimaginatio (anciennement Moulinsart), Les Studios Hergé, La Croix de l’Aigle, Le Musée Hergé forment un ensemble de sociétés ayant pour but de préserver et de promouvoir l’œuvre d’Hergé. Pourriez-vous nous expliquer la philosophie de ces structures ?
Robert Vangénéberg (RV) : Avant toute chose, il est important de se souvenir qu’Hergé incarnait pleinement ce qu’il créait. C’est pourquoi, il est fondamental de s’intéresser à l’homme. De comprendre précisément qui il était mais aussi ce qu’il a entrepris et bien sûr, pourquoi et comment il l’a réalisé.
Après sa disparition en 1983, Madame Fanny Vlamynck (légataire universelle) s’est questionnée sur la manière de faire vivre et perdurer cet impressionnant patrimoine pictural. Et rapidement, une ligne « très claire » – si je puis me permettre l’expression – s’est dégagée dans son esprit. En fait, elle avait à cœur de montrer ce qu’Hergé avait créé comme personnages et comme univers car il y avait mis dedans toutes ses valeurs, son âme, sa force et ses « tripes » – pour reprendre ses propres mots. Une œuvre très personnelle, en somme, dans laquelle chaque élément n’était autre qu’une intime part de lui-même.

Pour Fanny, il paraissait évident de continuer à faire vivre Hergé au travers de son œuvre. Mais comme cet héritage artistique ne se résumait pas qu’aux Aventures de Tintin, elle souhaitait trouver un moyen de mettre en évidence toute cette matière, à la fois composite et multiple.
Elle avait déjà en germe l’idée de créer une structure qui puisse montrer toutes les facettes de sa création. Ses réflexions ont donc donné naissance, en 2009, au Musée Hergé qui – je tiens à le rappeler –, est le musée, non pas d’un personnage mais d’un auteur de bande dessinée et d’un créateur de manière générale, car on peut y découvrir un aperçu de son travail d’illustrateur, de publiciste, de peintre.
Au tournant des années 1990, elle rencontre Nick Rodwell, qu’elle épousera par la suite. A partir de là, c’est à deux qu’ils vont diriger les sociétés. Et c’est à deux, encore, qu’ils vont opérer une réorientation, en inversant la tendance qui consistait alors à exploiter le potentiel de l’œuvre sous forme de licences.
En d’autres termes, ils ont tout fait pour que cette dernière ne soit plus exploitée d’un point de vue purement financier. Eux, au contraire, avaient à cœur de valoriser la création et l’homme qui en était à l’origine. Une mission qui guide, aujourd’hui encore, toutes les actions et réalisations des sociétés.
Qu’est-ce qui fait la particularité de Tintinimaginatio ?
RV : Tintinimaginatio n’est pas tout à fait une société comme les autres car elle n’a jamais été une société purement commerciale. Elle n’a d’ailleurs pas les mêmes mécanismes de fonctionnement qu’une structure classique dont le but premier consiste à optimiser le profit.
Pourquoi ?
RV : Tout simplement parce qu’au cœur de son réacteur se trouvent principalement des préoccupations d’ordre artistiques, culturelles et patrimoniales. En aucun cas la manne financière que représente l’œuvre.
Aujourd’hui, nous préparons l’avenir afin que ce travail de préservation et de valorisation se poursuive. C’est pourquoi, nous avons pris le parti de mettre en place une organisation multifacette constituée de plusieurs entités distinctes (Tintinimaginatio, les Studios Hergé, la Fondation Hergé, Croix de l’Aigle) mais qui suivent toute un but commun, à savoir : faire que cette œuvre vive, perdure et qu’elle s’inscrive toujours dans une dynamique.
Ce qui fait de cette aventure une expérience fantastique ! Mais il faut tout de même garder les pieds sur terre, sans quoi on dénature et donc, on dévoie l’œuvre et l’homme. Même si cela implique de devoir lutter contre vents et marées car, bien souvent, nos choix et nos décisions sont souvent mal compris ou mal interprétés.
Pensez-vous qu’une nouvelle aventure de Tintin serait un jour envisageable ?
RV : Faire un nouvel album est une solution de facilité. Et puis vous savez, Hergé lui-même n’était pas enclin à ce qu’un tiers prenne sa suite. Il s’était d’ailleurs exprimé clairement à ce sujet lors d’une série d’entretiens conduits par Numa Sadoul.
Il s’investissait tellement dans son œuvre qu’elle était devenue très personnelle, pour ne pas dire intime. Et c’est précisément ce qui en fait toute sa singularité, son charme et son intérêt. L’âme de Tintin, c’est le reflet de la sienne, si vous voulez. Voilà pourquoi, il était tout à fait inconcevable pour lui que quelqu’un d’autre puisse prendre sa suite.
Imaginez un instant qu’un autre écrivain fasse du Harry Potter à la place de J.K. Rowling et bien, ce ne serait plus du tout du Harry Potter mais une copie, une imitation – aussi noble et respectueuse soit-elle, d’ailleurs – car factuellement parlant cette proposition ne serait pas le fruit de son créateur originel. Chaque artiste dispose d’un pouvoir de création qui lui est propre d’où l’importance de respecter ses choix, ses droits et donc, son œuvre.
Pour en revenir à Hergé, ce dernier n’a donc jamais envisagé de continuation pour son personnage, contrairement aux auteurs de Blake et Mortimer, de Lucky Luke ou d’Alix pour ne citer qu’eux. Mais dans ce cas, la démarche est fort différente de la nôtre parce qu’elle est d’un autre ordre, d’autant plus que ces héros-là font vendre. Notre démarche, quant à elle, est patrimoniale et vise uniquement à mettre en évidence l’œuvre d’Hergé et à la faire vivre.
Et de fait, comment parvenez-vous à valoriser son œuvre ?
RV : Notre socle fondamental ce sont les albums. Puis viennent ensuite les moyens modernes d’expression comme le cinéma et les dessins animés. De son vivant, Hergé s’était personnellement investi dans ces autres formes d’expression artistique parce qu’il pouvait les mettre au service de son univers. Et enfin, les produits dérivés qu’il faisait créer et pour lesquels il a aussi réalisé de nombreuses compositions originales.
En un mot, il nous revient de ne pas trahir ce qui a été fait. Raison pour laquelle, les droits d’Hergé sont si strictement gérés. C’est grâce à ce rigoureux travail de protection que nous assurons la pleine et entière intégrité de son œuvre. De cette façon, rien ni personne n’est en mesure de la dénaturer. Mais concrètement aussi, cela signifie que nous devons avoir tous les moyens nécessaires pour pouvoir assumer ce choix. C’est pour cela qu’au sein de nos équipes nous disposons d’un large panel d’expertises (graphistes, designers 3D, éditeurs, scénographes, archivistes, etc.). Ainsi, chaque nouveau projet que nous réalisons est la garantie d’une valorisation qui soit la plus fidèle et qualitative possible.
Vous pouvez donner un exemple concret ?
RV : Un des aboutissements les plus remarquables – et fruit du professionnalisme de nos équipes dont je viens de parler à l’instant –, c’est La chronologie d’une œuvre. Ce chantier fabuleux ambitionnait de reprendre exhaustivement et de manière chronologique l’ensemble de la production artistique d’Hergé. C’est un inventaire rétrospectif qui se veut exhaustif. C’est presque « un musée de papier », si je puis dire. C’est d’ailleurs ce minutieux travail de documentation et de recensement qui a servi de base à la création du Musée Hergé.

Cette formidable vitrine, ouverte au grand public depuis 2009, a été conçue à partir d’un scénario original imaginé par Philippe Goddin, Thierry Groensteen et Joost Swarte. Leur proposition est une lecture différente mais complémentaire de l’œuvre. C’est une autre dimension, une autre manière de l’appréhender. D’un point de vue architectural, ce bâtiment est également unique en son genre. Il a été créé avec soin et dans le plus grand respect afin que l’âme d’Hergé ne disparaisse pas derrière l’esthétique mais que celle-ci soit, au contraire, au cœur même de l’édifice.
Mais votre travail de mise en avant de l’œuvre d’Hergé va bien au-delà du Musée ?
RV : En parallèle, nous avons également toujours eu à cœur de faire voyager l’œuvre sous la forme d’expositions temporaires organisées un peu partout dans le monde (Paris, Québec, Barcelone, Séoul, etc.) – ce qui, au passage, fait directement écho à son caractère universel et international. Une caractéristique qu’elle a acquise très tôt puisque, dès les premiers tomes, les Aventures de Tintin ont été traduites dans de nombreuses langues et dialectes. Ce qui est étonnant car Hergé n’était pas un grand voyageur à cette époque. En revanche, cela ne l’a pas empêcher de faire voyager des générations de lecteurs. Preuve de son extraordinaire génie créatif. Il faut dire aussi que c’était un artiste qui était très ancré dans les réalités de son temps.
Chaque année, nous continuons également à publier de nouveaux ouvrages de référence. Et puis nous sommes également très satisfaits du partenariat avec le magazine Géo qui – je tiens à le préciser – est expressément venu chercher le personnage pour parler de sujets d’actualité. Aujourd’hui, Tintin, c’est l’aventure ! est un titre qui fonctionne très bien dans la presse.
En fait, tous les projets que nous réalisons s’inscrivent dans une dynamique initiée par Hergé lui-même. Charge à nous de découvrir de nouvelles pistes d’enrichissement pour perpétuer ce travail de préservation et de transmission. D’autant plus que son œuvre est universelle. Et grâce à cela, Tintin peut être partout et de tous les sujets ! Pour preuve, chaque année un nombre incalculable de thèses et de travaux universitaires font le lien entre ses aventures et des thématiques toutes plus diverses que variées : l’histoire, la géographie, les sciences, les techniques, etc. Et puis vous savez, je suis persuadé aussi qu’Hergé aurait adhéré à l’univers du digital comme à celui des réseaux sociaux !
L’œuvre s’est arrêtée en 1983, à la mort d’Hergé. Elle est donc figée dans une certaine temporalité. Ne pensez-vous pas qu’avec le temps, elle finisse par perdre de son intérêt ?
RV : Comme je vous l’expliquais précédemment, Fanny (l’ayant-droit) a toujours fait en sorte que le patrimoine pictural d’Hergé ne soit pas surexploité ou galvaudé par un mauvais usage. Car s’il avait été associé à des univers ou plaqué sur des objets sans lien, ni sens, il aurait perdu de son intérêt.
Aujourd’hui, nous préparons la suite de manière à maintenir ce cap. Il le faut, c’est important.
Et comment voyez-vous l’avenir ?
RV : Pour ce faire, nous mettons en place un environnement qui nous permettra de poursuivre ce travail de préservation et de mise en évidence de l’œuvre d’Hergé. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si nous avons décidé de modifier le nom de la société. D’une part, cela montre que nous sommes toujours inscrits dans une dynamique. D’autre part, cela repositionne directement Tintin au centre de la démarche. De cette façon, on sait exactement de quoi on parle ! Le terme "imaginatio", quant à lui, renvoi au génie créatif d’Hergé mais également à la notion d’avenir.
Avenir que nous construisons tous les jours en proposant de nouveaux projets, tous plus passionnants les uns que les autres, parmi lesquels je pourrai citer : le futur jeu vidéo Tintin Reporter – Les Cigares du Pharaon, l’expérience numérique Tintin, l’aventure immersive ou encore l’édition qui continue de proposer des publications de grande qualité.

Depuis la disparition d’Hergé en 1983, cela fait 40 ans que Tintin vit toujours et nous sommes persuadés qu’il existe encore des pistes à creuser pour faire perdurer ses aventures dans le temps. Les albums et le personnage sont des emblèmes forts. Tellement forts qu’aujourd’hui, ce sont mêmes des icônes populaires. Le journal Tintin, avec son célèbre slogan « de 7 à 77 ans », a largement contribué, lui aussi, à sa manière, à ce formidable succès. Ce dernier va d’ailleurs bientôt reparaître. Preuve qu’Hergé inspire toujours la création !
Tintin est ancré dans son époque, certes, mais il conserve cet ancrage aujourd’hui encore. Et chose étonnante, il n’a pas pris une ride. Bien que figées entre les années 1929 et 1983, ses aventures ne sont pas encore du passé et elles sont loin d’être dépassées et ce, même si Tintin ne dispose pas de téléphone portable ou des outils technologiques d’aujourd’hui pour mener ses enquêtes ! Hergé était sensible à son environnement, il a donc perçu beaucoup de choses et a donné à son œuvre une incroyable modernité qui fonctionne toujours aujourd’hui.
Je dirai aussi que ce qui fait la force et la modernité de l’œuvre, c’est son humour. Hergé savait offrir des respirations humoristiques fabuleuses dans le drame. Il était capable de faire rire de tout et dans n’importe quelle situation. Il ne se moquait jamais mais, en revanche, il savait traduire finement tous les petits riens du quotidien pour faire mouche à chaque fois.
Dans Tintin au Tibet, par exemple, il y a cette case fabuleuse d’après dîner à l’hôtel. Un morceau de vie et de bravoure qui est d’une extraordinaire fraîcheur. Les détails, les attitudes, les réactions des personnages. Rien n’est dessiné au hasard.

Le mot de la fin ?
RV : Je conclurai cet échange en vous disant que le génie d’Hergé résidait dans la puissance de son pouvoir créatif. Son pouvoir était si incroyable qu’il a permis à des milliers de lecteurs de rêver, de voyager et de se retrouver dans des personnages attachants et hauts en couleur. Vous comprenez pourquoi il est important que nous préservions, coûte que coûte, l’intégrité de ce trésor !
Pour en savoir plus...
(Re)découvrez notre série de podcasts animée par Isabelle Schmitz et Alain Berenboom.