Nuits de Chine

Récurrentes dans l’œuvre d’Hergé, les scènes nocturnes occupent une place à part dans les aventures chinoises de son petit reporter. Le dossier de ce mois-ci vous propose de faire la lumière sur ces fascinantes parts d’ombre qui rythment Le Lotus bleu.
Chez Hergé, les nuits de Chine sont loin d’être câlines – contrairement à ce que dit pourtant une chanson populaire, sortie 14 ans plus tôt. Les séquences nocturnes de l’album – qui ont toujours un apport narratif et visuel d’un grand intérêt – sont, en effet, des moments clé où l’action se déploie avec beaucoup plus d’incertitude, de suspense et donc, d’intensité.
Et nous allons voir comment au travers de ce dossier…
Le Lotus bleu version colorisée
(planche 25, case A2)

Une extinction des feux en mode « obscur-clair »

Traduire graphiquement parlant l’expérience de la nuit. L’exercice n’est pas simple, car cela implique de capturer et de reproduire une ambiance, tout en veillant à ce que la scène dessinée conserve sa lisibilité.
Les grands maîtres ténébristes comme Le Caravage, Georges de la Tour ou encore, Rembrandt avaient opté, en leur temps, pour une solution radicale : le fameux clair-obscur. En noircissant les arrière-plans de leurs tableaux, ils parvenaient à magnifier – et à dramatiser, aussi – leurs sujets, par le biais d’un effet de lumière hautement contrastant.
En apôtre de la clarté, Hergé, quant à lui, a développé une tout autre alternative : celle de l’éclairage uniformément tamisé. Une technique qu’il utilisa dès le premier album de la saga. Étant donné qu’à cette époque, il travaillait exclusivement en noir et blanc (sauf pour les illustrations hors texte), il eut, en effet, l’idée – simple mais brillante – de faire jouer ses acteurs devant une toile de fond traitée en trame d’impression (couvrant généralement l’entièreté de la case).
Le Lotus bleu versions NB et colorisée (planche 101, case B1)
Ce qui fait que les personnages, comme les décors, restent parfaitement identifiables. Ils conservent ainsi leur aspect et leurs particularités. Ses passages au noir… ne l’étaient donc pas vraiment. Évidemment, dans la version colorisée de 2025, ces grisés ont cédé leur place à des aplats bleutés. Le rendu ainsi obtenu n’a d’ailleurs rien à envier aux « nuits américaines » vues, d’ordinaire, sur grand écran.
La lumière, lorsqu’elle est présente (car elle n’est pas systématiquement employée), éclaire partiellement la scène. Elle est généralement introduite par une source extérieure unique (réverbère, phare de voiture, lampe torche, etc.) dont le faisceau génère aussitôt des contrastes appuyés. Effet visuel garanti ! En plus de renforcer le suspense, ce coup de projecteur permet à Hergé de focaliser l’attention de ses lecteurs sur un point précis de la composition. Les ombres portées, ainsi générées, attirent aussitôt le regard sur un détail important ou particulièrement signifiant, comme l’expression d’un visage, par exemple.
Le Lotus bleu versions NB et colorisée (planche 43, case C1)

La nuit, tous les chats sont gris

Aux heures les plus avancées de la nuit, si certains dorment sur leurs deux oreilles, d’autres, en revanche, en profitent pour commettre toutes sortes de crimes. Il faut dire aussi que cet espace-temps, en raison de la noirceur ambiante et de la baisse significative des activités humaines (il y a donc, potentiellement, moins de témoins gênants), est propice aux agissements les plus suspicieux. C’est donc la nuit que les narco-trafiquants du Lotus bleu réalisent le plus gros de leurs opérations logistiques.
Le Lotus bleu version colorisée
(planche 31, case C1)
Autre avantage stratégique – non négligeable – : elle leur offre un anonymat et une discrétion absolue. Le faible éclairement leur permet, en effet, de se cacher et/ou de passer inaperçus. D’ailleurs, Hergé n’hésite pas à noircir les tableaux… euh, vignettes dans lesquelles ils s’affairent. Il en profite, au passage, pour rendre un hommage graphique à l’une des formes sino-artistiques les plus anciennes : le théâtre d’ombres.
Le Lotus bleu version colorisée (planche 111, case A2)
Ces cases nocturnes mettent alors en scène un intrigant ballet de silhouettes découpées dont le rendu visuel joue un rôle primordial. On y retrouve, en effet, tous les codes esthétiques et épurés de cet art ancestral. Avec ce minimalisme sciemment recherché, Hergé invite ses lecteurs à se concentrer sur l’essentiel. C’est-à-dire : la forme, le mouvement et l’intention derrière l’action.
L’ombre devient alors le médium principal qui lui permet de raconter avec force, sous forme d’impression directe, ce qui se trame. Bien entendu, ces zones d’ombre enrichissent un peu plus l’ambiance qui se fait ainsi, de plus en plus inquiétante…

« Noir, c’est noir », il y a toujours de l’espoir !

Dans Le Lotus bleu, l’obscurité est également structurante. C’est, en effet, un formidable outil narratif qui, en étant plus ou moins prononcé, permet à Hergé de guider ses lecteurs dans leur compréhension du récit. Du coup, dès qu’une action atteint son apogée, il réduit drastiquement – et subitement, aussi –, les conditions d’éclairement. Si bien qu’en l’espace d’une case, ces héros passent de la pénombre au noir absolu, avant que ne jaillisse une éblouissante lumière – généralement signe de liberté retrouvée, comme lorsque Tintin s’échappe de la prison avec l’aide de M. Wang, par exemple.
Le Lotus bleu version colorisée (planche 77, cases B2 et 3)
Mais chez Hergé, l’obscurité n’est pas qu’une question de contraste, c’est aussi une extension du langage narratif. Grâce à elle, il peut transformer une case en un lieu de tension, où les éléments se dessinent par le seul biais de formes découpées et de dégradés de noirs. Ce qui donne un rythme particulier, une sorte de pulsation visuelle qui accompagne, notamment, l’annonce du dénouement. A cet instant précis du récit, la silhouette de Tintin, avançant à tâtons, se fond dans le noir comme si, le suspense lui-même, l’engloutissait une dernière fois, avant de lui offrir enfin… une porte de sortie.
Le Lotus bleu version colorisée (planche 118, case A3)
Il n’aura pas non plus échappé aux lecteurs que, tout au long de l’album, la nuit sert de transition entre les différents temps forts de l’histoire. Hergé oppose ainsi les séquences nocturnes (où se développent de nouveaux éléments de l’intrigue) aux séquences diurnes (durant lesquelles l’enquête suit son cours). Ainsi, en plus de moduler son rythme, les passages de l’ombre à la lumière confèrent une dimension métaphorique au récit.
Ils illustrent, en effet, le principe du Yin et du Yang. C’est-à-dire : l’équilibre entre les forces contraires (en l’occurrence, celles du bien et du mal) qui se manifestent tout au long de l’intrigue. La nuit et ses dangers s’opposent ainsi à l’éclatante vérité du jour pour mener vers la résolution. Ces deux aspects se complètent à merveille pour donner à l’histoire toute sa richesse et sa profondeur.
C’est ici que s’arrête ce dossier. Merci de l’avoir parcouru avec attention. Rendez-vous le mois prochain avec un nouveau sujet.
Textes et images © Hergé / Tintinimaginatio - 2025
3 commentaires
ou pour écrire un commentaire.
tryphon65
12/02/2025 à 21:40
Merci pour ce dossier, j'ai hâte de découvrir cette version de l'album!
milou70212
02/02/2025 à 13:33
Article très intéressant.
Je viens de terminer la lecture de cet album colorisé.
A ma grande surprise, je me demande si je ne préfère pas celui ci à l album le lotus bleu que nous connaissons tous.
J ai trouvé dans ce nouvel album quelques infos intéressantes sur la préface mais surtout un réel plaisir de lecture. Des grandes pages qui permettent d avoir un récit aéré et d apprécier le contenu de chaque vignette.
Et en effet, les scènes de nuit sont du plus bel effet.
tom2005
01/02/2025 à 20:52
Encore un dossier très intéressant
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