Un projet lunaire : la fusée de Tintin

Aussi célèbre que Tintin lui-même, la fusée rouge et blanche s’est imposée comme un symbole visuel inoubliable – une icône plus vraie que nature, gravée dans l’imaginaire collectif.
Pourtant, ce rêve de conquête spatiale, que la réalité ne concrétisera que bien plus tard, n’a pas surgi en un éclair. Avant de décoller, il a fallu franchir les doutes, contourner les scénarios ratés, affronter un scepticisme profond. Rien n’était encore tracé car au départ, le projet hésite, tangue, manque de confiance.
En 1947, Hergé reçoit un premier scénario intitulé Tintin dans la Lune, coécrit par Jacques Van Melkebeke et Bernard Heuvelmans. L’histoire, influencée par la vision américaine de la conquête spatiale, ne convainc pas Hergé. Il abandonne rapidement cette piste, doutant de sa capacité à représenter ce monde scientifique, et surtout, du ton de l’histoire.
Poussé par Raymond Leblanc, Hergé se tourne alors vers une solution inédite : créer une mission spatiale syldave. C’est-à-dire : neutre, fictive et affranchie des tensions géopolitiques réelles. Il ne retient du scénario initial que quelques idées visuelles et comiques. L’histoire devient une création entièrement nouvelle.
L’affaire est dans le sac. Les premières idées concrètes émergent et le projet prend un tout nouveau départ !
Objectif Lune (planche 62, case C1)

Hergé avant Spoutnik

Lorsqu’Hergé entame Objectif Lune en mars 1950, le ciel appartient encore à l’imaginaire fantasmé, mais toujours fécond de l'être humain. L'idée ambitieuse de s'envoler dans le ciel remonte concrètement à l'Antiquité et à la mythique tentative d'Icare. Mais, cette fois-ci, il n'est pas question de se brûler les ailes. L’humanité n’a, pour l'heure, lancé aucun objet au-delà de l’atmosphère. Seule la fusée allemande A4-V2 a frôlé le seuil de l’espace en 1942, atteignant 85 kilomètres d’altitude depuis le site de Peenemünde.
Pourtant, dans le calme feutré de son studio bruxellois, Hergé imagine déjà une mission habitée vers la Lune, une fusée aux proportions colossales, près de 75 mètres de haut, monobloc, capable de décoller d’un trait, de manœuvrer en orbite et de se poser en douceur sur le sol lunaire, avant de revenir intacte sur Terre. Ce rêve s’inscrit neuf ans avant le premier vol habité du soviétique Youri Gagarine, quinze ans avant la mission Apollo 11. Une anticipation audacieuse, qui force le respect : Hergé n’a pas seulement devancé son époque, il l’a esquissée à l’encre claire, avec une précision qui ferait presque oublier qu’il ne s’agissait, à l’origine, "que" d’une bande dessinée.
Objectif Lune (planche 59, case D3)

Une étroite collaboration

Le tournant majeur de ce projet s’appuie sur un livre paru en mars 1950 : L’Astronautique d’Alexandre Ananoff. Cet ouvrage devient la base scientifique du récit. Hergé y trouve des données sur les fusées, les effets de la pesanteur, la propulsion, la température, les scaphandres, et même les risques de météorites.
Pour aller plus loin dans ses recherches, Hergé visite l’ACEC, un centre belge de recherches nucléaires, grâce à Max Hoyaux, un scientifique qui lui a signalé la présence possible d’une couche de glace sur le sol de la Lune. Un détail qui ne tombera pas dans l’oreille d’un sourd puisque Tintin s’écriera « de la glace ! », au fond d’une crevasse lunaire, alors qu'il était parti à la recherche de Milou.
On a marché sur la Lune (planche 36, case C6)
Par ailleurs, il s’appuie aussi sur les bons conseils de Bernard Heuvelmans pour documenter les structures d’un centre atomique. Toutefois, les influences ne sont pas uniquement académiques ou scientifiques. L’inspiration visuelle provient également de films comme Destination Moon (1950), et des revues illustrées telles que Strange Adventures. Les références – comme les gags – sont ainsi multiples !

Aventure sans gravité

Le voyage est scientifique, mais aussi profondément humain dans ses maladresses : Haddock s’emporte, les Dupondt passent par toutes les couleurs (cf. Tintin au pays de l’or noir), Tournesol n’entend rien ou presque (une habitude propice aux quiproquos et à l'agacement, bien sûr). Même la "chambre" pressurisée, équipée de sièges inclinés pour résister à l’accélération – configuration reprise des pilotes de chasse et suggérée par Ananoff – devient une scène de comédie sous contrainte physique.
On a marché sur la Lune (planche 6, case A2 et planche 12, case D2)
Que ce déchainement de maladresses ne cachent pas la forêt d’originalité et d’inventivité dans le récit. En effet, certaines intuitions seront confirmées, comme les sorties extravéhiculaires sans cordon (Haddock précède Bruce McCandless de trente-quatre ans) ou l’importance du centre de gravité dans l’atterrissage. D’autres resteront irréalisables, comme la descente sous un nuage de poussière dans le vide lunaire.
Mais qu’importe. Ce qu’Hergé montre, ce qu’il pressent, ce qu’il ordonne dans sa fiction, ce n’est pas la conquête de la Lune comme victoire militaire ou scientifique. C’est l’invention d’un espace nouveau – narratif, moral, presque philosophique – dans lequel la technique devient décor, la discipline devient langage, et la fusée rouge et blanche un totem d’humanité contenue. L'Icare moderne a revêtu son plus bel atour pour éviter la chute. Hergé a fait des miracles pour condenser en deux albums autant de charabias techniques, incompréhensibles pour le commun des mortels.

Une fusée unique

Si la forme est agréable à l’œil, le fond déborde de savoir et d’idées, comme une mécanique brillante dissimulée sous un vernis de simplicité. La fusée de Tournesol, fruit de cette rigueur documentaire, est une prouesse imaginaire. Monobloc, entièrement réutilisable, elle repose sur un principe d'accélération constante grâce à un moteur atomique.
Pour contenir la chaleur de ce réacteur, Tournesol invente un produit fictif : la tournesolite. Inutile de chercher dans le dictionnaire : ce néologisme permet d’éluder bien des contraintes techniques de l’époque où Hergé écrit.
L'hydrogène liquide, chauffé à plus de 2400°C, sert de fluide propulsif. Ce moteur est doublé d'un moteur auxiliaire chimique, utilisé pour le décollage et l'atterrissage afin de ne pas contaminer l'atmosphère terrestre. La structure est pensée jusque dans les détails : ailerons stabilisateurs, train d'atterrissage télescopique, centre de gravité abaissé.
L'intérieur est conçu avec un poste de pilotage inspiré de dessins techniques commentés par Ananoff, des sièges inclinés pour résister aux phases critiques du vol, et une "chambre" pressurisée équipée pour l'équipage. Hergé transpose fidèlement des contraintes physiques réelles dans un univers dessiné. La fusée mesurerait près de 75 mètres de haut, selon les plans visibles dans les albums, bien plus que les 50 m annoncés.
Objectif Lune (planche 60, case A3)
Si les albums évitent tout discours triomphal, ce n'est pas par naïveté : c'est un choix délibéré. La fusée de Tournesol n'appartient pas à une nation, mais à la Syldavie, pays fictif volontairement neutre. Là où Armstrong plantera un drapeau, Tintin ne plante rien. Il laisse un message au nom de la science et de l'aventure. Le soin apporté à l'engin est à la mesure de cette ambition pacifiée.
Inspirée dans sa forme des V2 allemandes, la X-FLR 6 et sa grande sœur lunaire se détachent vite de leur modèle. Les V2 étaient faites pour frapper, celles d'Hergé pour revenir. Les propulsions chimiques mentionnées (acide nitrique, aniline, hydrogène liquide) sont réalistes pour l'époque, tout comme l'usage d'un moteur atomique théorique à hydrogène chauffé. Ces idées, crédibles en 1950, seront abandonnées plus tard pour des raisons de coûts et de risques.
Hergé n'invente pas : il assemble et simplifie des schémas existants pour mieux les intégrer dans sa narration. Et tout fonctionne comme prévu, même si un espion ou deux tentent de mettre des bâtons dans les roues des héros.

Réalisme et incongruités

Certains choix relèvent de la rigueur technique, d'autres de la liberté narrative. Hergé imagine un trajet Terre-Lune parcouru en quatre heures à 45 km/s, bien plus rapide que les missions Apollo. Ce n'est pas une erreur, mais un parti pris d'efficacité. De même, la descente de la fusée sous un nuage de poussière, bien que physiquement impossible dans le vide lunaire, crée une image forte et dramatique.
L'album met aussi en scène des situations inattendues ou encore la difficulté à gérer l'oxygène – problème central du deuxième album. Le sacrifice de Wolff en est le point culminant. Hergé ne cherche pas à donner une leçon de science, mais à rendre crédible une aventure humaine dans un cadre scientifique. Les imprécisions deviennent des choix narratifs. Ce n'est pas l'exactitude qui prime, mais la cohérence interne et l'équilibre entre tension, comédie et anticipation. Et c'est cette justesse-là qui donne à l'ensemble son allure intemporelle. Et puis, la gravité lunaire, c’est sérieux – surtout quand elle vous fait perdre une bouteille de whisky !
Il n’empêche que tout ce charivari spatial est placé sous l’égide d’une incroyable successions de vérification pour rester plausible et garder une suspension consentie de l'incrédulité. Car tout, dans cette aventure, est placé sous le signe du contrôle.
On a marché sur la Lune (planche 2, case C2)

Vers l'infini... et au-delà de la bande dessinée !

Enfin, cette fusée rouge et blanche devient une figure à part entière. Aucun véhicule réel ne lui ressemble, et pourtant, elle est immédiatement reconnaissable. Sa silhouette élancée, ses damiers géométriques, ses ailerons courbes en font un objet graphique parfait, un totem de science maîtrisée. Elle dépasse le cadre de l’album pour devenir un emblème universel, repris sur des affiches, transformé en jouet, décliné sous toutes les formes. On la retrouve dans les vitrines comme dans les musées, dans les intérieurs design comme dans les chambres d’enfants.
Même Hergé s’en étonnera, lui qui l’avait pensée avec une rigueur documentaire, en s’appuyant sur les travaux d’Ananoff ou les maquettes techniques de son époque. Ce qui ne devait être qu’un engin de papier, au service d’un récit, a acquis une autonomie visuelle, une existence propre. Elle est devenue plus qu’un véhicule narratif : une icône culturelle, un fragment d’utopie technique, une synthèse d’enfance, de précision et de rêve. La fusée n’a pas seulement emmené Tintin sur la Lune. Elle a propulsé tout un pan de la bande dessinée dans un imaginaire moderne, adulte, et inépuisable.
On a marché sur la Lune (planche 23, case A1)

Et maintenant, à vous de jouer...

Testez vos connaissances avec ce quiz "spécial fusée".
Bonne chance !
Quiz logo
« La fusée de Tintin »
9 questions
Commencer
« La fusée de Tintin »
Comment s'appelle le professeur qui conçoit la fusée lunaire ?
Baxter
Tournesol
Wolff
« La fusée de Tintin »
Que fait Haddock qui manque de provoquer un accident à bord de la fusée ?
Il joue avec les commandes de navigation
Il tente de fumer sa pipe
Il déclenche le moteur principal
« La fusée de Tintin »
Quel gaz est utilisé pour propulser la fusée ?
Du méthane
De l'oxygène pur
De l'hydrogène liquide
« La fusée de Tintin »
Dans l'album, quelle altitude la fusée allemande baptisée V2 atteint-elle ?
50 km
70 km
85 km
« La fusée de Tintin »
Qu’est-ce qui provoque un enchaînement de gags en apesanteur dans la fusée ?
Le capitaine Haddock qui tente de boire du whisky
Un dysfonctionnement du moteur
Milou qui flotte avec un os
« La fusée de Tintin »
Quelle est la hauteur approximative de la fusée selon les plans ?
50 mètres
65 mètres
75 mètres
« La fusée de Tintin »
Quelle technologie fictive permet de résister à la chaleur du moteur atomique ?
La syldavite
La tournesolite
L'hergéine
« La fusée de Tintin »
Que fait la fusée avant de se poser sur la Lune ?
Elle pivote à 180°
Elle utilise un parachute
Elle libère un module
« La fusée de Tintin »
Dans l'album, combien de temps met la fusée pour atteindre la Lune ?
Trois jours
Quarante-huit heures
Quatre heures
« La fusée de Tintin »
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Textes et images © Hergé / Tintinimaginatio - 2025
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