Le mystère Haddock
Bourru, colérique, parfois pathétique mais diablement attachant : pas de doute, c’est bien notre homme. Marin bougon au grand cœur et compagnon fidèle de Tintin (à partir de l’album Le Crabe aux pinces d’or), il traverse les albums entre jurons explosifs et élans bouleversants. Pourtant, derrière son visage buriné et sa casquette de vieux loup de mer se cache un mystère : son origine.
Un chevalier français du temps de Louis XIV ? Un amiral anglais tombé dans l’oubli des archives ? Un simple homonyme d’un poisson de la mer du Nord ? Ou plus troublant encore, un double d’Hergé dissimulé sous une barbe noire ?
L’affaire est épineuse, les indications éparses, les témoins contradictoires. Avant que les Dupondt ne se mêlent de l’imbroglio, allons percer le secret des origines du plus tonitruant des capitaines de la bande dessinée.
Les Haddock en chair et en os
L’affaire se corse d’emblée. Des Haddock, des vrais, il y en a une tripotée ! Avant même qu’Hergé ne trace le premier coup de crayon du capitaine, plusieurs Haddock naviguaient déjà sur les mers de l’Histoire.
Les spécialistes ont relevé plusieurs occurrences intrigantes. Dès le XVIIᵉ siècle, un certain Richard Haddock s’illustre comme amiral anglais. Sa carrière, inscrite dans les annales de la Royal Navy, a sans doute croisé l’attention des chercheurs qui s’interrogent sur les origines du capitaine de papier. Petit détail intéressant : son grand-père avait commandé l’Unicorn, autrement dit La Licorne en bon français !
Plus près de nous, apparaît la figure de James Herbert Haddock, capitaine de la White Star Line. Sa présence dans les registres maritimes rappelle que le nom Haddock continue de naviguer, solidement ancré dans la mémoire maritime. Que des grands noms alors ? Pas tout à fait. Les archives mentionnent aussi un Haddock compromis dans une affaire de cargaison revendue en Angleterre au XVIIᵉ siècle.
Avant même qu’Hergé ne crée son capitaine tonitruant, le nom flottait déjà dans les archives. Ces échos, relevés par les spécialistes et compilés dans les documents, constituent une première pièce à conviction : le nom Haddock n’est pas seulement une trouvaille de dessinateur, il porte en lui une histoire bien réelle, trace que l’on retrouve en filigrane dans la personnalité complexe du capitaine auprès de Tintin.
François de Hadoque, l’ancêtre imaginaire
Après les archives navales et les figures bien réelles du nom Haddock, notre recherche prend un tournant inattendu.
C’est dans Le Secret de La Licorne que son appellation surgit pour la première fois. Officier de marine sous Louis XIV, il commande le vaisseau La Licorne. Son destin bascule lorsqu’il affronte le pirate Rackham le Rouge : un duel mémorable, qui se conclut par le sabordage de son navire pour éviter que la cargaison tombe aux mains de l’ennemi. Par ce geste héroïque, François de Hadoque entre dans la légende… et dans la généalogie du capitaine.
Hergé dote ainsi son personnage d’un ancêtre prestigieux, chevalier et capitaine du Roi-Soleil. Une manière de donner du relief à Haddock, jusque-là simple marin colérique. L’invention de ce lignage fictif propulse son statut au fleuron d’une tout autre envergure ! D’homme sans attaches, il devient l’héritier d’une noblesse navale. Le château de Moulinsart, offert jadis par Louis XIV à ce chevalier, parachève cette légitimation : Haddock n’est plus seulement compagnon de Tintin, il est le gardien d’un patrimoine.
On ne trouve cependant nulle trace de François de Hadoque dans les archives historiques : il s’agit bien d’une invention d’Hergé, destinée à enrichir son récit. Ainsi, le chevalier de Hadoque est à la fois un pilier et une zone d’ombre. Une invention qui brouille les frontières entre l’Histoire et la fiction, entre ancêtres réels et ancêtres rêvés.
Un nom bien commode
Les carnets d’Hergé révèlent qu’il a longtemps tâtonné. En voilà une information qui va épaissir notre enquête. Parmi les brouillons apparaissent des variantes improbables : Mastock, Kappock, Harrock… autant d’ébauches qui trahissent l’hésitation du créateur avant de se fixer. Finalement, c’est « Haddock » qui s’impose. En anglais, il signifie « églefin », un poisson commun des mers du Nord. De quoi nourrir le comique involontaire d’un capitaine baptisé d’après une espèce de cabillaud.
Interrogé plus tard, Hergé balaiera la question d’un revers de main : « C’est venu comme ça. » Pourtant, les tintinologues ont flairé une autre piste. Quelques années avant l’apparition du capitaine, un film faisait salle comble : Capitaine Craddock (1931). Dans ce film, une chanson de marins lançait fièrement « C’est nous les gars de la marine »… une ritournelle que l’on retrouvera presque à l’identique dans Le Crabe aux pinces d’or, lorsque Haddock surgit pour la première fois. Le rapprochement est troublant : hasard ou clin d’œil délibéré ?
Autre détail savoureux : le nom est sans cesse déformé dans les albums, notamment par la Castafiore, qui l’appelle Kappock, Mastock ou Hoddack. Comme si Hergé s’amusait à rappeler ses propres hésitations de départ, et à souligner que ce nom, choisi presque par hasard, aurait pu être tout autre.
L’ombre des pirates
Tout enquêteur sait qu’il faut examiner l’entourage. Un nom ne prend son sens qu’à travers ses adversaires. Or, dans la lignée du capitaine Haddock, l’ombre d’un pirate domine tout : Rackham le Rouge.
Introduit dans Le Secret de La Licorne, Rackham est présenté comme l’ennemi juré de François de Hadoque. Leur affrontement en mer, sabre au poing, scelle à la fois la légende du chevalier et l’héritage du capitaine. Mais derrière ce personnage flamboyant inventé par Hergé se cachent des modèles bien réels.
Les spécialistes relèvent que son nom fait écho à John Rackham, plus connu sous le sobriquet de Calico Jack, pirate anglais pendu en 1720. Ses exploits dans les Caraïbes ont nourri tout un imaginaire auquel Hergé n’a pas échappé. Une autre source d’inspiration pourrait être Montbars l’Exterminateur, corsaire français redouté au XVIIᵉ siècle, dont la violence et le panache rappellent les traits de Rackham le Rouge.
Hergé n’a pas copié servilement : il a mélangé, recomposé, puis intégré ce pirate mythique dans sa propre légende. En faisant de Rackham l’adversaire de François de Hadoque, il offrait à Haddock un ennemi ancestral, une sorte de némésis héréditaire. Et, par la même occasion, il inscrivait son personnage dans la grande tradition des récits de piraterie, là où les épopées se mêlent aux archives et où l’Histoire devient matière à fiction.
La lignée est marquée par cette confrontation éternelle entre ordre et désordre, entre marine royale et flibuste. Et peut-être est-ce là que se niche une part du tempérament colérique et excessif du capitaine. Une trace imaginaire héritée de ces luttes anciennes, sans les perruques ni les manches longues.
Moulinsart, l’ancrage familial
Dans une enquête, il arrive qu’un lieu en dise plus long qu’un témoin. Pour le capitaine Haddock, ce lieu est sans conteste le château de Moulinsart.
C’est dans Le Secret de La Licorne puis Le Trésor de Rackham le Rouge que l’on découvre son origine. Autrefois propriété de François de Hadoque, il aurait été offert par Louis XIV en reconnaissance des services du chevalier. Le bien réel château de Cheverny en fut le modèle architectural. À travers ce legs, Hergé rattache son capitaine à une lignée prestigieuse et scelle la transmission d’un patrimoine.
Lorsque Haddock s’installe à Moulinsart, le marin colérique trouve enfin un ancrage. Jusque-là, il vivait sans attaches solides, flottant entre le pont de son navire et ses crises de désespoir. Avec le château, il hérite d’une demeure, d’une mémoire et d’un titre implicite.
Mais Moulinsart n’est pas qu’un décor. Il devient presque un personnage à part entière dans la saga, un centre de gravité où se rejoignent les aventures. Pour Tintin, Tournesol et Haddock, c’est un repaire, un refuge, parfois même un théâtre comique. Pour le capitaine, c’est une légitimation : il n’est plus seulement un compagnon de route, mais un héritier, porteur d’un nom et d’un lieu.
En offrant à Haddock ce château, Hergé boucle son enquête imaginaire sur les origines. Et puis, un chatelain vaut mieux qu’un bougre de troglodyte, et Moulinsart, un bien beau symbole d’appartenance et de filiation.
Hergé ou Haddock
Dans toute investigation, il y a un moment où l’on cesse de chercher à l’extérieur et où l’on regarde le cœur du dossier. Dans le cas de Haddock, un indice final saute aux yeux. En effet, et si son véritable ancêtre n’était pas un amiral anglais, un chevalier du Roi-Soleil ou un pirate oublié, mais… Hergé lui-même ?
Georges Remi, alias Hergé, reconnaissait que Haddock lui ressemblait. Là où Tintin incarnait la jeunesse sage, courageuse mais presque trop parfaite, le capitaine devenait pour son créateur un exutoire : un personnage capable d’exprimer colères et découragements, ces failles trop humaines que le jeune reporter ne pouvait incarner.
À l’opposé, le capitaine Haddock se définit par une tenue immuable : son pull bleu frappé de l’ancre et sa casquette de marin. Sobre, presque banale, cette silhouette est pourtant devenue emblématique. On le croise parfois en pardessus noir, en pyjama ou en peignoir dans l’intimité de Moulinsart, et même en costume lors de rares occasions mondaines. Mais c’est toujours ce duo pull–casquette qui demeure son uniforme véritable, celui qui a gravé à jamais son image dans la mémoire des lecteurs.
Ainsi se referme le dossier. Les indices nous ont menés des archives navales à la piraterie, d’un chevalier imaginaire à un château bien réel, avant de revenir vers l’ombre du créateur. Les origines du capitaine Haddock ne sont pas à chercher dans une seule lignée, mais dans un tissage imbriqué, à la fois héritier d’un mythe naval et, peut-être, le double humain de son créateur.
Textes et images © Hergé / Tintinimaginatio - 2025

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