Quand les pingouins d’Hergé perdirent le Nord
Dans l’univers de Jo, Zette et Jocko, la rigueur géographique n’a pas toujours résisté à la fantaisie du dessin.
Oh, rien de bien grave, mais une petit détail visuel n’a pas échappé aux plus fins limiers de la cohérence zoologique. Ainsi, dans la première édition de Destination New York, deuxième partie de l’aventure du Stratonef H.22, Hergé envoie ses jeunes héros survoler les étendues glacées du Grand Nord. Sur la banquise, des oiseaux noirs et blancs ponctuent le décor… des « pingouins », croit-on.

Une erreur glaciale
Seulement voilà, ces sympathiques volatiles, tels qu’Hergé les avait dessinés – debout sur la glace, ventre blanc et dos noir, à la manière de manchots – n’auraient jamais pu se trouver là.
Les manchots, incapables de voler, vivent exclusivement dans l’hémisphère Sud, autour de l’Antarctique. Dans le Nord, au Groenland par exemple, on rencontre d’autres oiseaux noirs et blancs : les guillemots, les marmettes ou, autrefois, le grand pingouin (Pinguinus impennis), aujourd’hui disparu.
En réalité, le souci d'illustration d’Hergé n’est pas tant biologique que géographique : ses « pingouins » n’auraient jamais pu se trouver sur la banquise du Groenland.
Bref, que tout cela devient compliqué : entre pingouins, manchots et guillemots, il y avait de quoi perdre… le Nord !
L’observation danoise
Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’un œil avisé repère l’incongruité. En 1971, l’éditeur danois Per Carlsen signale à Casterman une erreur zoologique dans Destination New York. Dans une lettre, il suggère de remplacer « les pingouins par des bœufs musqués », animaux bien plus adaptés au climat groenlandais.
À son retour, Hergé prend la remarque au sérieux, mais propose alors de les remplacer par des guillemots ou bien des puffins, élégants oiseaux marins. Carlsen lui objecte aussitôt qu’il n’y a pas d’oiseaux au Groenland. Pour éviter toute querelle de faune, Casterman tranche avec pragmatisme : il suffira de modifier la légende et de remplacer la mention « Groenland » par « le Grand Nord ».
Certaines planches furent ainsi retouchées : les oiseaux à plumes noires et blanches perdirent leur allure de pingouins pour se rapprocher de celle des guillemots, véritables habitants de l’Arctique.
Que les amateurs de rigueur zoologique se rassurent : les éditions scandinaves ne badinent pas avec la précision, surtout quand il s’agit des ancêtres des Vikings !
Les retouches de la précision
Bien que dessinateur intuitif et très à cheval sur les détails, Hergé n’avait pas forcément accès à une documentation méticuleuse. Après les libertés des débuts, il a cherché à éviter les anachronismes ou les erreurs de contexte.
L’affaire des pingouins s’inscrit pleinement dans la quête d’exactitude d’Hergé. Il ne s’agissait plus seulement d’esthétique, mais de crédibilité.
Son héros à la houppette relevée parcourait le monde, et chaque décor, chaque uniforme, chaque animal devait désormais sonner juste. Même dans une série plus légère et moins réaliste que Tintin, Hergé cherchait à ce que le moindre détail soit exact.
Une petite leçon de rigueur
Au-delà de l’anecdote, cette « bataille des pingouins » raconte beaucoup du rapport d’Hergé à la vérité historique et réaliste.
Ses albums, longtemps perçus comme des aventures pour enfants, furent aussi le terrain d’un perfectionnisme presque scientifique. Qu’il s’agisse de plans d’avions, d’uniformes ou de faune polaire, rien n’était trop insignifiant pour échapper à la vérification.
Par ailleurs, la lettre de Per Carlsen ne portait pas seulement sur la faune. Dans le même courrier, l’éditeur danois suggérait aussi de remplacer le père Francœur, figure religieuse de la série, par un personnage laïc. Une recommandation révélatrice du contexte scandinave de l’époque, où la neutralité confessionnelle s’imposait peu à peu dans les publications jeunesse.
Mais l’histoire a aussi valeur de symbole : si même les plus grands auteurs peuvent se tromper, seuls les meilleurs les corrigent. Hergé fait indubitablement partie de ces derniers. Vous êtes d’un naturel sceptique ? Il vous suffit alors de parcourir les albums de Tintin et, pourquoi pas désormais de Jo, Zette et Jocko. Qui sait, vous serez peut-être les nouveaux gardiens des détails perdus !
Textes et images © Hergé / Tintinimaginatio - 2025