Chroniques « Sous la loupe » : l’atelier de Tournesol
C’est en 1943 – il y a donc 80 ans cette année – que Tryphon Tournesol fait son apparition dans Les Aventures de Tintin. Une entrée tout aussi remarquable que remarquée et qui fait date car, à partir de là, il ne quittera plus jamais la série et occupera même une place de choix aux côtés de Tintin, Milou et du capitaine Haddock.
Les lecteurs du quotidien belge Le Soir sont les premiers à découvrir ce chétif et singulier personnage, tout de vert vêtu, dans le récit en cours de diffusion, à cette période, à savoir : Le Trésor de Rackham le Rouge.

Un lieu de vie et de travail
Alors que Tintin et le capitaine Haddock préparent leur future expédition maritime pour partir à la recherche du trésor de Rackham le Rouge, un certain Tryphon Tournesol se présente spontanément à eux et parvient même, contre toute attente, à les emmener chez lui pour leur présenter une invention dont lui seul a le secret – enfin presque car celle-ci est inspirée de l’ingénieux bathyscaphe du professeur Auguste Picard : « un appareil à explorer le fond des mers »
L’homme est inventeur donc. Un touche-à-tout. Chose que son « antre » confirme aussitôt et ce, dès qu’il en ouvre la porte. Bien que surprenant, ce lieu de lieu de vie n’a pourtant rien d’étonnant. Il est simplement à l’image de son occupant, c’est-à-dire : à la croisée des chemins ou plutôt… des disciplines. C’est effectivement le fruit d’un savant mélange entre appartement d’habitation et atelier de mécanique, avec une touche de laboratoire scientifique.
Cet intérieur particulier révèle d’emblée un aspect méconnu de sa personnalité : la facette d’un Tournesol bricoleur, un peu amateur à la « Géo Trouvetou » tout de même, car ses improbables inventions fonctionnent plus ou moins bien. Sauf celle – et ça tombe bien – que sont venus voir Tintin et ses amis !

Petit tour du propriétaire
Particulièrement bien équipé, l’appartement-atelier regorge d’outillages – dernier cri et flambant neuf – pour façonner, fabriquer, créer. En un mot : pour inventer. Saperlipopette, la tanière de Tournesol est une mine et c’est même la caverne d’Ali Baba du bricoleur. Qui l’eut cru ?
© Hergé / Tintinimaginatio - 2023
Naturellement, l’un des premiers outils sur lequel tombe le lecteur est un étau puisque celui-ci occupe le premier plan (à droite) de la vignette. Ce système mécanique permet de positionner et de maintenir fermement serré tout type d’objet. Tournesol semble d’ailleurs s’en servir pour découper une pièce métallique, dont la forme est déjà bien avancée mais qui nécessite sûrement encore quelques finitions. La taille, la dimension, l’épaisseur des mâchoires comme la robustesse de la poignée en T indiquent – à n’en pas douter – qu’il s’agit-là d’un modèle professionnel.
Logiquement positionnées à proximité et donc, à portée de main : des limes plates. Ces ustensiles – que l’on retrouve, à coup sûr, dans les caisses à outils des bricoleurs avertis – servent à usiner un objet en surface ou à en ébavurer les angles, par exemple. Son action est mécanique et travaille par arrachement progressif de la matière jusqu’à l’obtention d’une surface plane. Leurs formes plates – de section rectangulaire – et allongées permettent de travailler sur de grandes surfaces rectilignes.

En plus d’outils de fabrication, Tournesol dispose également de matériel pour pouvoir les entretenir comme la pierre à aiguiser – ou d’affutage – de forme hexagonale et de couleur bleue, posée sur l’établi de droite, par exemple. Cette pierre permet de redonner du tranchant ou du pointu aux outils de taille du métal ou du bois. Un proverbe japonais dit qu’il faut trois ans pour apprendre à creuser un trou, cinq ans pour scier correctement, mais toute une vie pour maîtriser la pierre à aiguiser… preuve que Tournesol est loin d’être un novice ! A côté, une petite burette à huile qui lui sert certainement à lubrifier les rouages mécaniques de son matériel comme de ses inventions.

Une scie à chantourner – ou à découper – trône, quant à elle, fièrement et en bonne position sur le mur. Selon la nature de sa lame, celle-ci doit servir à la découpe soit d’éléments métalliques, soit de pièces de bois. Des vis papillons positionnées aux extrémités de la forme en U – très pratique pour pouvoir scier dans toutes les directions et réaliser ainsi des formes arrondies directement dans la matière – permettent, de toute façon, de changer très facilement de lame en fonction de la matière à travailler.

Également fixée au mur et suspendue au-dessus du second plan de travail, vient ensuite une série d’outils méticuleusement organisée. De gauche à droite : une clé plate double, un marteau, une lime demi-ronde, une lime fine queue-de-rat, une tenaille, une pince coupante et un autre marteau identique au premier. Enfin, de la boite posée juste en-dessous, sort également un marteau de précision dont la taille – beaucoup plus petite – fait penser à celle d’un marteau de joailler.
Dans la panoplie du professeur, il y a même l’indispensable poste à souder reconnaissable à son réchaud car, en 1943, le fer n’est pas encore électrique. Ce dernier est d’ailleurs raccordé au gaz de ville grâce à un robinet mural. Une installation qui donna naissance – à la fin du XIXe siècle – à l’expression « gaz à tous les étages » (en France) ou « gaz aux étages » (en Belgique). Généralement sous forme de plaque, cette mention était apposée sur l’une des façades extérieures des bâtiments équipés afin d’indiquer ostensiblement, que ceux-ci – très modernes – disposaient d’un accès direct à cette source d’énergie et ce, dans tous les logements ou locaux qu’ils abritaient. Enfin, pour éviter qu’il ne brûle et endommage la surface de l’établi, le fer – dont la panne semble biseautée ou évasée – repose en toute sécurité sur le support prévu à cet effet.

Pour conclure ce rapide tour du propriétaire, le lecteur attentif notera aussi la présence d’une grande burette à huile et d’une clé plate double. Toutes deux posées au sol, prêtes à l’emploi, près d’une invention du professeur : un gazogène. Ce nouveau modèle – unique en son genre – méritera lui aussi, de passer à la loupe lors d’une prochaine chronique…

Dans Le Trésor de Rackham le Rouge, Tournesol est à la fois ingénieur mais aussi technicien. Il conçoit ses inventions de A à Z, du plan à l’objet. Il possède les techniques de découpe du métal, d’usinage, d’assemblage et de tous les outils nécessaires à la réalisation, la fabrication et la mise au point de ses inventions. Il ne craint pas de se retrousser les manches et de mettre les mains dans le cambouis, ce qui détonne avec son impeccable et élégante tenue, toujours tirée à 4 épingles.
Tournesol ne vit que par ça et pour ça, à tel point que son lieu de vie est réduit à un simple lit-placard – une autre invention de son cru visant à conserver un maximum d’espace pour ses travaux et projets en cours. Il est à noter, enfin, que son appartement-atelier est particulièrement propre mais surtout méticuleusement bien rangé. Chaque outil est à sa place et prêt à être utilisé ce qui contrebalance tout à fait le caractère distrait – pour ne pas dire lunaire – du personnage. Comme quoi, Tournesol cache bien son jeu car c’est effectivement un bricoleur rigoureux et efficace qui deviendra par la suite savant… mais pas si fou que ça finalement !
À propos de l’auteure
Nathalie Vidal est docteur en sciences de la Terre, titulaire d’un master en histoire des sciences et techniques et membre associé du laboratoire Philosophies et Rationalités de l’Université Clermont Auvergne. Elle voue une grande passion pour les instruments, et particulièrement les prototypes, témoins de la recherche publique et privée.
