Couleurs d'automne
Bientôt le retour des frondaisons semées de grenat, d’or et d’ambre. Mais saviez-vous que ces couleurs chatoyantes, aux éclats singuliers, illuminent les toutes premières planches d’un album de notre jeune héros préféré ?
En plus de voir débarquer un nouvel arrivant – et non des moindres –, Le Crabe aux pinces d’or se démarque, en effet, par une introduction particulièrement haute en couleur.
L’opus s’ouvre sur un truculent gag dont seul Milou pouvait avoir le secret. L’action se poursuit ensuite dans un quartier pittoresque de Bruxelles, à deux pas de là où réside le petit reporter. Mais ce qui nous intéresse surtout, dans ces premières pages, c’est moins le fond – c’est-à-dire, la narration – que la forme – autrement dit, le décor. Car, lors de sa mise en couleur, Hergé et ses coloristes l’ont savamment pimenté… euh, pigmenté.

L’autre « querelle » du coloris
En art comme en science, il est des sujets philosophiques qui fâchent. Surtout lorsqu’on en vient à se demander si c’est le dessin ou la couleur qui prime. Cette épineuse question, presque aussi insoluble que celle – bien connue – de l’œuf et de la poule, a fait couler beaucoup d’encre et a suscité bien des débats. Nicolas Poussin et Pierre Paul Rubens, en leur temps, ont tenté d’y répondre. Ils se sont d’ailleurs si souvent affrontés et emportés à ce sujet que les historiens d’art ont fini par qualifier leur joute verbale de « Querelle du coloris».
En 1936, Hergé et Charles Lesne (son directeur éditorial chez Casterman) se livrent, à leur manière – et dans une moindre mesure, aussi –, au même exercice. Pour le professionnel du livre – rubéniste dans l’âme, pour des raisons commerciales évidentes –, il est clair que la couleur renforce l’attractivité de l’œuvre. Raison pour laquelle, il invite le jeune artiste à l’adopter, sans plus tarder. « En ce qui concerne l’intérieur des albums, il faut de toute nécessité […] entrer dans une voie nouvelle : celle de la couleur », écrit-il à ce propos. Mais c’était sans compter sur le fait qu’Hergé se positionne en poussiniste, c’est-à-dire en fervent partisan de la ligne pure. Normal puisque, dans son style – comme il l’écrit lui-même dans un courrier de 1942 –, « le trait constitue la véritable ossature ».

La déclaration de guerre clôt temporairement la discussion bien que le sujet revienne, assez vite, sur le tapis. En 1942, pour être précis. Il faut dire aussi, que Casterman, avait fait, entre-temps, l’acquisition d’un argument de taille… et de poids : une presse offset destinée à l’impression en quadrichromie. De fait, à partir de cette date, les choses évoluent, même si Hergé n’est, quant à lui, toujours pas convaincu. Le Crabe aux pinces d’or sera donc le dernier album de la série à paraître en noir et blanc.
Et même s’il doit désormais composer avec la couleur, le dessinateur continue de ne pas compromettre la clarté de son œuvre. De fait, lorsqu’il l’adopte définitivement, il prend « le parti des couleurs unies qui a (selon lui) le mérite de la simplicité et de la lisibilité ».
Chaud devant
Sable, saumon, brun, brique, beige, paille et mandarine. Telles sont les teintes qui dominent les arrière-plans des sept premières pages du Crabe aux pinces d’or. Cette palette chromatique subtile n’a sûrement pas été choisie par hasard. D’une part parce qu’elle évoque les reflets du précieux métal cité dans le titre ; d’autre part, parce qu’elle procure aux premières scènes de l’album, une ambiance éclatante et lumineuse.

Si Hergé et ses équipes prennent autant de soin à choisir leurs couleurs, c’est parce que ces dernières influencent grandement la perception de l’espace plastique – c’est-à-dire, l’espace artistiquement représenté qui est donné de voir au spectateur.
D’ailleurs, il existe une théorie selon laquelle, l’usage de couleurs chaudes rapprocherait visuellement le sujet de l’observateur tandis que traité avec des couleurs froides, le même motif aurait tendance à s’en éloigner. La chose se confirme lorsque l’on oppose deux cases traitées selon ce procédé (cf. ci-dessous). Dans celle de gauche, l’arrière-plan orangé traduit la proximité et la chaleur du foyer. De fait, un sentiment d’intimité domine. Tandis que dans celle de droite, ce sont plutôt des effets d’ouverture et de profondeur qui sont recherchés au travers de cet aplat bleu léger. C’est donc une sensation d’immensité qui s’exprime.

Ce principe de spatialisation fonctionne également très bien par juxtaposition de tons dégradés. La scène où l’on découvre les Dupondt, tranquillement assis à la terrasse d’un café, est d’ailleurs un excellent exemple de cette technique, appelée « perspective atmosphérique ». Des tons sombres sont effectivement utilisés pour caractériser les éléments des premiers plans tandis que, dans les suivants, ils sont traités avec plus de clarté et de luminosité.

A noter aussi que cet harmonieux camaïeux d’oranges pressés… euh, foncés est subtilement contrebalancé par l’ajout d’une couleur complémentaire. Précisons ici que certaines teintes sont si puissantes et si fortes visuellement, qu’elles sont d’office plus présentes. Il n’y a donc pas besoin d’en appliquer en quantité équivalente pour atteindre l’équilibre chromatique. De fait, de petites touches suffisent. Dans le cas présent : les notes vert-bleu de la porte, des meneaux et des huisseries.
Donner le ton… et le bon !
Sept pages, sept couleurs… Sapristi, cela voudrait-il dire qu’Hergé et ses équipes ont utilisé la couleur pour souligner le découpage des actions représentées ? Il semblerait, en effet. Car chaque valeur équivaut – grosso-modo – à une séquence donnée.
Et si l’on regarde même d’encore un peu plus près, on s’aperçoit aussi qu’elle leur servait de règle des unités. Mais l’habituel trio gagnant « lieu – temps – action » a ici cédé sa place à un autre combo tout aussi intéressant. En l’occurrence : la formule magique « lieu – atmosphère – action ». Pour cela, il leur suffisait de jouer avec le langage symbolique des couleurs. Chaque teinte devenant ainsi l’expression d’une ambiance signifiante.

Du coup, lorsque Tintin secourt et gronde Milou, la couleur joviale du début vire aussitôt au saumon. Autrement dit, un rouge (ton souvent associé au danger et aux émotions fortes) délayé, très atténué. Puis, par l’intermédiaire des Dupondt, un nouveau lieu fait son entrée. Dans la mesure où celui-ci se veut confortable et accueillant, il se pare logiquement d’un habillage à dominante marron (ton évoquant l’aspect simple, brut et naturel de certaines matières, telles que le cuir et le bois, par exemple).
Vient ensuite le passage éclair chez les Dupondt. Fidèles à leur réputation, les copier-coller de la police belge transforment aussitôt la scène en imbroglio. L’arrière-plan passe donc au rouge brique pour retranscrire l’agitation ambiante. D’ailleurs, la confusion est telle que la couleur finit par uniformiser l’ensemble du décor. Les tons employés dans la séquence sont si proches qu’il est difficile de distinguer celui réservé à leur intérieur de celui destiné aux parties communes de l’immeuble.

Après un tel mélange, une pause s’impose. Raison pour laquelle, une teinte neutre accompagne les personnages durant leur déplacement. Quand soudain, c’est la rupture. Une franche rupture, même. Car, très vite, un aplat jaune vif s’impose. Apparu tel un coup de projecteur, il occulte complétement l’arrière-plan, de façon à ce que les silhouettes, les gestes et les expressions se détachent très distinctement. Une manière efficace de souligner la mystérieuse disparition de la boîte de conserve, dénichée par Milou, cinq planches plus haut.
Après quoi, Tintin rentre chez lui pour étudier le fragment d’étiquette trouvé chez les Dupondt. Les lecteurs découvrent alors un intérieur orangé qui sied bien à leur héros puisqu’il est simple, feutré et propice à la réflexion (la couleur orange est, effectivement, synonyme d’ouverture d’esprit et de créativité). Rien d’étonnant donc à ce qu’il découvre, entre ses propres murs, l’indice qui va le conduire, ensuite, sur une piste des plus intéressantes.

Voilà, nous sommes parvenus au terme de ce nouveau dossier. L’équipe de tintin.com espère qu’il vous aura permis de prendre – et d’apprendre, surtout – des couleurs. Et bien sûr, si vous souhaitez en savoir plus, n’hésitez pas à consulter de précédents articles sur le sujet comme « Tintin prend des couleurs » ou encore,« De quelle couleur êtes-vous ? ».
Textes et images © Hergé / Tintinimaginatio - 2024