Tintin, boussole morale d’un héros
À l’heure où l’on cherche des repères solides dans un monde en mouvement, Tintin demeure une figure singulière : à la fois archétype d’une morale exigeante et héros d’aventures débridées ; il incarne ainsi cette figure joyeuse et volontaire qui en fait une icône de tous âges.
Modèle indéniable de courage, Tintin est d'abord né d'une commande de l'abbé Wallez, soucieux d’éduquer la jeunesse face au péril bolchévique : ainsi commence son aventure dans Tintin au pays des Soviets.
Pourtant, au fil du temps, la figure du petit reporter s’est éloignée de ses origines idéologiques. Dans certains milieux, il n'est plus seulement perçu comme un héraut de valeurs traditionnelles, mais incarne désormais une forme de personnage universel. De fait, la dimension religieuse semble absente de la trame rythmée de ses aventures aux confins du monde. Interrogé par Bernard Pivot dans l’émission Apostrophes en 1979, Hergé s’amuse à esquiver la question. « Je ne sais pas. Je crois que ça ralentirait l’action. », dit-il. Là n’est, en effet, peut-être pas le plus important à raconter.
Mais tout de même… Œuvre désormais intemporelle, le petit reporter belge continue d’inspirer et d’interroger son monde. À la fois baroudeur, justicier, enquêteur et bagarreur lorsqu’il le faut, notre héros aux allures de boy-scout est-il réellement aussi lisse qu’il en a l’air ?
À travers ce dossier, nous explorerons les fondements, les ambiguïtés et l’éthique d’un des personnages les plus emblématiques du XXe siècle.

Un héros agissant, non prêchant
Depuis sa première apparition en 1929 dans Tintin au pays des Soviets, Tintin est présenté comme un jeune homme sans superpouvoirs, sans grande fortune, sans statut particulier, mais doté d’une force morale intérieure remarquable. Alors, certes, son chien Milou lui adresse la parole. Une caractéristique fantasque qui n’est pas liée à une quelconque force divine. Ce qui le distingue n’est pas tant ce qu’il dit que ce qu’il fait. Et ce Tintin-là, il agit. Inlassablement.
Souvent considéré comme « un exemple de droiture, de loyauté, de courage et d’altruisme », Tintin est un héros qui, loin des discours pompeux ou des grandes déclarations, pose des actes concrets. Il devient l'épaule sur laquelle le capitaine Haddock s'appuie dans le désert brûlant du Crabe aux pinces d'or, sauve son ami Tchang de la noyade dans Le Lotus bleu, et n’hésite pas à soigner le bras du gorille qui le menaçait dans L'île Noire, guidé non par l’obligation, mais par l’intuition affective.

Chez Tintin, la morale est active, incarnée, discrète. Point de théories : elle passe par le geste. Même avec les animaux, il fait preuve d'une aisance étonnante. Il suffit d’observer Milou, qui lui répond avec un naturel déconcertant, comme si cette complicité entre eux appartenait à une logique bien à part, mais surtout allait de soi.
Le courage : une vertu de tous les jours
Dans un entretien pour Philonomist, la professeure de philosophie politique et morale à l’université de Liège Gaëlle Jeanmart définit son courage comme "héroïque, visible et manifeste". Si elle peut lui reprocher un certain excès (peut-être avec un œil moderne), Tintin n’est pourtant ni un kamikaze, ni un naïf.
Lucide mais résolument engagé, il traverse les épreuves avec un calme, une détermination et une audace inébranlables — qu’il soit emprisonné, perdu en plein désert, au sommet de l’Himalaya ou pris dans un coup d’État. Nous l’avons d’ailleurs vu revêtir des atours aussi divers que surprenants pour se tirer d’affaire en toute circonstance (cf. Déguisements et subterfuges).
Jamais Tintin ne se présente en héros ; c’est en demeurant fidèle à ce qu’il juge juste qu’il le devient. Un courage qui s’exerce autant dans l’action que dans la relation, porté par cette capacité rare à croire en l’autre, même contre toute apparence.
Dans Tintin en Amérique, le jeune reporter déploie un courage hors du commun. Suspendu au flanc d'un gratte-ciel, il longe, à plusieurs étages du sol, l'étroite corniche pour mieux surprendre un bandit armé. Attaché à un poteau, il ne bronche pas lorsqu'un tomahawk vient se ficher tout près de sa tête, et trouve même le sang-froid de lancer discrètement des boules de résine à ses assaillants. Même entravé sur une voie ferrée face à un train lancé à toute allure, il poursuit son enquête avec une opiniâtreté farouche.

Menacé, entravé, noyé presque, Tintin poursuit son chemin sans jamais fléchir. L’adversité glisse sur lui comme l’eau sur la pierre : il a pour lui la jeunesse, l’audace et cette intrépide légèreté des bonnes âmes qui ne doutent pas.
Un personnage sans psychologie ?
La question posée par France Culture dans son podcast — “Tintin est-il un héros catholique ?” — est légitime. Car si Hergé a pris ses distances avec l’Église au fil du temps, les valeurs qui irriguent son œuvre restent profondément ancrées dans une culture chrétienne et européenne.

Tintin incarne des valeurs de douceur, de bienveillance et de pureté d’intention. Défenseur des plus faibles, il rejette la vengeance et apporte réconfort à ceux qui souffrent, agissant toujours avec compassion et sans jugement. Surtout, il sacrifie sa propre sécurité pour autrui — une dynamique de don de soi inspirée par la foi chrétienne. À bout de forces dans le désert, Haddock ira jusqu'à confondre Tintin avec une bouteille de vin : c’est dire si l'espérance prend parfois des formes inattendues.

Si nous écoutons les spécialistes à ce sujet, Hergé lui-même, issu du scoutisme catholique belge, a conçu Tintin comme un “chevalier moderne”, un garçon propre, sobre, dévoué. Il s’agit d’un héros humble. Une humilité qui n’est pas sans rappeler l’idéal moral profond ancré dans l’imaginaire collectif.
Mais n’allons pas trop vite en besogne : Tintin est avant tout un héros de bande dessinée avec tous les éléments constituants un aventurier qui n’a pas froid aux yeux. Contrairement aux héros modernes souvent complexes, voire torturés, Tintin est d’une simplicité qui a parfois été critiquée. Pas de passé, pas de famille, pas de vie amoureuse. Un personnage presque transparent.
Héros universel, Tintin n’est pas un individu au sens fort ; c’est un archétype moral et modèle d’un support d’identification pour tous les âges, tous les contextes, toutes les cultures. De jeunes générations, encore aujourd’hui en 2025, se l’approprie et ce, jusqu’à la lointaine contrée du Japon.
C’est cette neutralité affective qui permet à Tintin de durer. Derrière sa houppette, son visage enjôleur entraîne le public dans le risque et l’aventure.
Mais contre toute attente, ce Tintin-là n’est pas non plus une colombe docile. Il lui arrive de s’emporter. Mieux encore, si sa patience avec le capitaine Haddock est mise à l’épreuve, il n’hésite pas à remettre ce dernier à sa place. Alors, qui a dit qu’il était trop lisse ?

De l’ombre au discernement
Et on en vient à un sujet épineux : qu’en est-il des bourre-pifs dans ce cas ? Eh bien, depuis le début, Tintin n’a été jamais un héros sibyllin et complètement pacifiste.
Le reporteur belge sait manier le bassin et se servir de ses poings, s’il n’a d’autres possibilités de se sortir d’une situation sans issue. Avec l’adresse de la jeunesse, il castagne des bien plus grands et parfois même se distingue en mettant hors d’état de nuire plusieurs balourds à la fois.

Heureusement, avec son flair et, avouons-le, une bonne dose de chance, Tintin en ressort victorieux sans trop de casse.
Dans une tout autre optique, Tintin est également la cible d’un relativisme culturel. Car, bien évidemment, les époques changent et la vision contemporaine a remis en question certains albums du passé, à l’instar de Tintin au Congo. Le contexte y est néanmoins fondamental (cf. dossier L'Affaire Tintin au Congo ou la rançon de la gloire).
Dans Le Lotus bleu, il entame une véritable métamorphose morale : il se renseigne sur la Chine contemporaine, travaille avec le Chinois Zhang Chongren, refuse les caricatures faciles. Cette prise de conscience transforme l’œuvre : Tintin devient un acteur d’ouverture culturelle, un médiateur.
Au cœur des aventures de Tintin, l’un des moteurs les plus profonds est l’amitié. Ce n’est pas pour des idées abstraites qu’il risque sa vie, mais pour des visages, des liens, des promesses. Dans Tintin au Tibet, il brave les montagnes pour sauver Tchang, alors que le yéti rôde dans les parages. Dans Le Trésor de Rackham le Rouge, il soutient le capitaine Haddock dans sa quête identitaire.

Cette fidélité aux autres ancre la morale de Tintin dans une éthique de la relation, et non de l’idéologie. Il ne cherche pas à sauver le monde, mais à ne pas abandonner quelqu’un, et c’est souvent cela, le vrai héroïsme.
Contraste révélateur
L'engagement de Tintin se nourrit de lucidité : tout n'est pas toujours sauvé, certaines batailles sont perdues, le doute l'effleure parfois. Dans cette résistance calme à l'absurde, dans cette détermination à refuser la résignation, se dessine une éthique vivante. Ce n’est pas une réflexion théorique, mais l’action simple et répétée, portée à l’extrême par une constance inébranlable.
Les ennemis de Tintin — Rastapopoulos, Allan, le colonel Sponsz, le docteur Müller, etc. — ne sont pas seulement des méchants de bande dessinée. Ils représentent chacun une forme de perversion morale : le pouvoir absolu, la manipulation, le mépris des faibles.
Là où ses adversaires complotent et s’affairent à ourdir des plans néfastes ou simplement entretenir de juteux business illégaux, Tintin prend un malin plaisir à les déjouer au bout d’une enquête à travers un morceau de papier, un indice fugace ou un acolyte secondaire de passage. Et, au grand jamais, il ne tue, même lorsqu’il en aurait les moyens. Parole de boy-scout !

Pourquoi Tintin aujourd’hui ?
Tintin est aussi un personnage respectueux du monde qui l’entoure. Dans plusieurs albums, on note un profond respect pour la nature, les animaux, les cultures autochtones. Le Yéti dans Tintin au Tibet est une créature sensible, digne de compassion. Milou, compagnon fidèle, est plus qu’un animal : il est presque une conscience secondaire, un lien affectif profond qu’il affectionnera à travers tous les albums.
Cette posture d’humilité vis-à-vis de l’altérité préfigure les grandes préoccupations éthiques contemporaines : respect du vivant, diversité culturelle, écologie relationnelle.
À une époque saturée de récits sombres et de héros cyniques, violents ou repliés sur eux-mêmes, Tintin brille par sa lumière. Il ne donne pas de leçons, mais inspire par l’exemple, et c’est peut-être ce qui en fait un héros plus nécessaire que jamais. Aux yeux des jeunes générations, il incarne une morale accessible : nul besoin d’être parfait, il suffit de rester fidèle à sa conscience.

Un héros pour notre temps ?
Alors que les saisons passent et que les repères vacillent, Tintin apparaît comme une figure étonnamment en phase avec notre époque. Il incarne une espérance active et une probité qui a réussi à passer les embûches des changements de mentalité.
Notre fidèle compagnon de route a su s’accommoder des "ronchonnades" du capitaine Haddock, des gaffes de Dupont et Dupond, et tant bien que mal, des élucubrations du professeur Tournesol. Peut-être est-ce là, au fond, la véritable force de Tintin : à travers ces liens tissés dans l'imperfection, il montre qu’une fidélité tranquille, patiente et généreuse peut, sans éclat, rendre le monde un peu meilleur.

Textes et images © Hergé / Tintinimaginatio - 2025