Quand Tournesol faisait trembler l’Europe
Attention, nous sommes sur écoute ! Les murs ont des oreilles, même à Moulinsart...
Dans L’Affaire Tournesol, Hergé ne nous entraîne plus dans les méandres des civilisations perdues. Nous ne sommes plus ici dans les temples inca ou les déserts orientaux, magnifiquement réimaginés par la documentation de son temps, mais au cœur de l’Europe d’après-guerre, dans un monde rationnel et inquiet où la science s’est substituée au mystère. Une science qui désormais fait naître la crainte autant que la curiosité.
Le professeur Tournesol, jusque-là inventeur farfelu, devient le centre d’une tension nouvelle. Son laboratoire de Moulinsart se transforme en poudrière. Son invention, un appareil capable de concentrer les ultrasons au point de pulvériser le verre et le métal, suscite toutes les convoitises. Et pour couronner le tout, le drôle d’oiseau a disparu…
L’idée naît d’un fait divers anodin mais bien réel, rapporté dans un journal belge : sur une route anglaise, les pare-brise des voitures éclataient sans raison. Hergé y voit un point de départ, un signe d’époque. Le progrès technique, invisible et triomphant, commence à inquiéter. « J’ai regardé autour de moi. Conflits internationaux, voyages, inventions scientifiques : l’actualité est un réservoir inépuisable. », dira Hergé à un de ses lecteurs. Nous sommes en 1954, au cœur de la guerre froide. L’atmosphère est tendue, les laboratoires se peuplent d’ombres et la science devient une arme à double tranchant.
Pour donner corps à cette idée, Hergé se documente avec un soin presque maniaque. Dans ses carnets apparaissent les photographies de pavillons paraboliques construits en Allemagne pendant la guerre, utilisés pour concentrer le son en faisceaux meurtriers. On y lit le nom d’un ingénieur américain, le lieutenant-colonel Leslie Earl Simon, auteur d’un ouvrage technique sur les recherches acoustiques menées sous le ministère Speer. Hergé emprunte à ces images la forme de l’instrument que Tournesol brandit fièrement avant d’en devenir prisonnier. Ce n’est plus une fantaisie d’artiste : c’est une hypothèse plausible, une invention que la réalité pourrait presque revendiquer.
Autour de cette idée, tout se précise. Dans le cadre de son album, à Genève, Hergé envoie ses collaborateurs en repérage autour du lac Léman. Les façades, les routes, les paysages de Suisse se retrouvent dans les cases de l’album avec un réalisme méticuleux. L’aventure cesse ici d’être une course exotique pour devenir une enquête européenne, à mi-chemin entre le roman d’espionnage et la chronique scientifique. Les lettres échangées avec Casterman témoignent de la précision exigée. Chaque bâtiment, chaque véhicule, chaque lumière de laboratoire doit sembler authentique. Souvenez-vous, la minutie d’Hergé est légendaire, jusqu’aux double-pages d’avant-garde !
Mais chez Hergé, la précision n’est jamais une simple question de décor : elle devient un langage. Tout ce réalisme, cette minutie, ne servent pas à faire vrai, mais à faire sentir. Dans cet album, la science et le secret se confondent. Tournesol, autrefois savant distrait et bienveillant, prend ici une dimension nouvelle. Il devient le symbole d’un temps où l’invention engage la responsabilité. Pourtant, son appareil attire aussitôt les convoitises, et le voilà, malgré lui, au cœur d’une guerre d’espions !
Le choix d’Hergé de situer l’action au milieu de l’Europe n’a rien d’un hasard. L’auteur observe un monde où les blocs s’affrontent autrement : par la science, par l’intelligence, par les inventions. Les États-Unis et l’URSS se disputent les chercheurs allemands (von Braun, Einstein, ou tant d’autres) comme des armes vivantes. L’Affaire Tournesol transpose cette réalité sans jamais la nommer. La Syldavie et la Bordurie jouent le rôle de ces puissances anonymes, chacune cherchant à s’emparer d’un savoir qui lui échappe.
Toujours soucieux de crédibilité, Hergé choisit de faire fonctionner l’appareil de Tournesol sur des hautes fréquences, de 16 à 1 000 kilohertz, celles qu’on disait capables de briser le verre ou de déformer le métal. Ce détail, appuyé sur une documentation technique, suffit à ancrer la fiction dans le réel. Le lecteur ne doute plus : cette machine pourrait exister. Entre cette invention et le fameux Tryphonar, la frontière entre science et imagination devient presque invisible.
Autour de lui, Hergé s’appuie sur une équipe soudée. Jacobs, Bob de Moor et Jacques Martin participent aux recherches graphiques : machines, façades, mobilier de laboratoire. Ensemble, ils visent une vérité visuelle presque photographique. Ces repérages, menés autour du lac Léman et appuyés par des échanges précis avec Casterman, confèrent à l’album un ancrage presque journalistique.
Et pourtant, malgré ce réalisme, tout reste d’une tension étrange. Le verre éclate, les vitres vibrent, la pluie martèle les façades. On ne voit jamais le danger, mais on le sent. Alors oui, il y a du verre qui se casse, un Séraphin Lampion qui ne cesse de rendre le capitaine Haddock chèvre, et on se moque des mines patibulaires de Bordurie. Et comme toujours, Tournesol ne comprend pas très bien ce qui se passe, mais il tient bon, son fidèle parapluie dans une main et une idée géniale dans l’autre. Pourquoi ce parapluie compte-t-il autant ? Il suffit de relire l’album pour le découvrir...
Textes et images © Hergé / Tintinimaginatio - 2025

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